La lumière du soleil illumine la pile de livres sur le fond du mur de la bibliothèque du bureau de Lucie Gélineau, professeure et chercheuse en travail social au campus de Lévis. Celle-ci se spécialise dans les approches qualitatives et participatives de la recherche sur la pauvreté, l'exclusion sociale, les mouvements sociaux, le travail symbolique et bien d’autres. Entretien avec celle qui deviendra, à compter du 1er juin prochain, la première professeure en travail social à l’antenne de Baie-Comeau de l’Université du Québec à Rimouski.

Toute petite, elle rêvait d’être archéologue. « Ce qui m’intéressait, c’était les récits, les histoires, les pratiques, les cultures. Cette diversité a contribué à nourrir mon goût de la recherche participative, les croisements de savoirs. » Originaire de l’Outaouais, elle ira étudier en anthropologie sociale et culturelle.

Durant sa première carrière en enseignement au Cégep du Vieux Montréal, l’anthropologue de formation plonge dans les travaux de plusieurs femmes exploratrices inspirantes, dont Ruth Benedict, Marguerite Mead et Jane Goodall. « Je me souviens de m’être dit que je ne souhaitais pas seulement transmettre ce que d’autres ont fait, que je pouvais aussi prendre part à la production de la connaissance. Je pouvais participer à cette réflexion », raconte Lucie Gélineau.

Au début des années 90, diplôme en poche, elle poursuit ses activités professionnelles au Centre de recherches pour le développement international. Lucie parcourra le globe afin de mettre en contact des éducateurs canadiens avec des scientifiques en Amérique latine et en Inde. « Cela me donnait l’occasion d’aller à leur rencontre et de voir l’impact de leurs travaux sur le terrain et sur différents enjeux, dont la culture de la banane au Costa Rica ou la réunification entre les factions à la suite de la guerre civile au Nicaragua. » En côtoyant ces chercheurs créateurs, poètes, artistes, peintres, vidéastes, écrivains, elle constate surtout leur rigueur et leur engagement.

Les approches de recherche participative utilisées par ces derniers la captivent. « J’étais fascinée de voir leurs retombées sur les communautés et sur les personnes, la passion qui les animait ». À Mumbai en Inde, une chercheuse lui dit : « Tu devrais considérer retourner faire ton doctorat. Car c’est en faisant de la recherche qu’on change le monde. » De jeunes femmes musulmanes présentaient les résultats d’une recherche sur l’alimentation dans les bidonvilles; les chercheurs étaient à l’écart. « J’ai réalisé que certaines pratiques [de recherche] peuvent amener de véritables changements dans les communautés. »

Des professeurs en ethnosciences qui lui enseignent au baccalauréat et à la maîtrise marquent son imaginaire. « Homo sapiens, on a toujours été curieux. Ça fait partie de notre nature profonde. Nous vivons tous les mêmes phénomènes. Selon les cultures, on ne les analyse et on ne les nomme pas de la même façon. Nous sommes des êtres qui veulent donner un sens à leur réalité, sur une base rationnelle et empirique. Cette capacité de se poser des questions, elle est partout. On finit toujours par classer les choses, les structurer. Les classifications sont bien différentes. »

Titulaire d’un Ph. D. en sciences humaines appliquées de l’Université de Montréal, madame Gélineau se penche sur l’utilisation des approches de recherche participative – dont il existe au Québec une longue tradition – dans les milieux pour accompagner les communautés, les personnes et les groupes dans leurs propres préoccupations de recherche. « Les sciences sociales permettent de donner du sens, de comprendre, d’analyser. Portée par des formations, comme la sociologie, l’économie, la politique ou l’anthropologie, la réflexion gagne en profondeur. Notre rôle est d’être un filet de sécurité méthodologique en recherche participative », explique-t-elle.

Son discours porte sur les croisements des savoirs universitaires avec d’autres formes de savoirs. « Des savoirs issus de l’univers de la pratique, de l’expérience, des savoirs autochtones, qui ne sont pas juste des opinions ou des témoignages. Il y a vraiment des réflexions collectives derrière ces savoirs. Quand on arrive à croiser tout ça, on a accès à la complexité d’une réalité sociale à laquelle on n’aurait pas accès autrement. C’est un autre accès au savoir et aux connaissances. Un autre rapport à la réalité. »

« Concrètement, on aide les groupes à analyser, à se poser des questions, à oser aborder ce qui est problématique dans les résultats qu’ils découvrent. Ces derniers - qu’on appelle souvent inconvenants - deviennent un levier pour réfléchir sur leurs pratiques dans les organisations, leurs réalités sur leur terrain, les défis au cœur de leur communauté. Ce qui est fascinant, c’est de réfléchir ensemble. »

La chercheuse aide à la mise en place d’une culture de recherche en milieu de pratique ou dans les collectivités. Que ce soit des intervenantes accompagnant des femmes en processus de sortie de prostitution, des citoyennes et des citoyens qui veulent donner une couleur à la bibliothèque de leur quartier, ou encore une personne avec l’expertise de la pauvreté qui observe que le phénomène de l’itinérance en milieu rural passe sous le radar pendant la pandémie.

Sa plus grande fierté? Sa contribution à la mise sur pied du Collectif de recherche participative sur la pauvreté en milieu rural, dont elle assume présentement la direction. « Il s’agit d’un espace de cogouvernance où travaillent ensemble des cochercheurs, tant universitaires qu’issus des milieux de pratique, ou ayant l’expertise du vécu de la pauvreté », résume Lucie Gélineau qui s’intéresse à la justice épistémique, notamment au droit de produire du savoir.

La démarche qu’elle a amorcée dans les années 2000 vise à systématiser les communautés de pratique pour des personnes intervenantes réalisant des recherches rigoureuses afin de documenter leur propre pratique, explorer un phénomène social, faire des évaluations, pouvoir obtenir du financement et influer sur les politiques. « Lorsqu’il y a des enjeux sur l’échantillonnage, le recrutement, la constitution des outils de collecte, l’analyse et la diffusion des résultats, elles nous reviennent, et on explore ensemble comment obtenir une information juste aux questions qu’elles se posent et poursuivre leur travail. Le collectif offre ces espaces-là, permettant de démontrer la force des savoirs coconstruits et pensés différemment. Nous voyons la recherche comme stratégie d’intervention; elle fait une différence dans nos communautés », soutient Lucie Gélineau.